L'Affaire Bellounis et la Première Guerre Civile Algérienne

(1957-1960)

L'un des épisodes les plus sombres et les moins racontés de la révolution algérienne

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I-4- L'Armée Nationale du Peuple Algérien (ANPA)

  « Je garde l’Armée Nationale du Peuple Algérien avec son organisme intégral » avait été, nous l’avons vu, une des conditions posées par Bellounis à son accord avec le Haut Commendement Français.
Qu’est ce exactement que cette Armée Nationale du Peuple Algérien ?
Remarquons tout d’abord que le terme « d’armée » (en arabe « Djich ») que Bellounis emploie ici n’est théoriquement pas juste. Le Djich est en effet composé de tous les foudjes. Le mot sera plus approprié par la suite, lorsque le chef de l’ANPA aura rassemblée sous ses ordres la majeure partie des troupes du MNA.
Usurpé ou non, le nom paraissait, en tout cas, bien pompeux pour la centaine d’hommes mal armés que Bellounis avait alors sous ses ordres. Le génie du général et ses lieutenants consista à tenter de justifier ce titre par les faits et de construire, partant de ce petit noyau, une armée digne de ce nom. Il faut avouer qu’ils n’ont pas trop mal réussi.
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            En écrivant presque systématiquement « bandes rebelles », la presse arrive à donner l’impression d’une inorganisation totale des « fellagas » algériens. La réalité est tout autre. Qu’ils soient MNA ou FLN, les groupes armés ont toujours été strictement organisés, avec commandement centralisé. Il est clair que cette centralisation ne peut être comparée à celle d’une armée légale. La nature du combat, qui, pour être efficace doit laisser une grande place à l’initiative locale, ne permet pas de commandement opérationnel unique à l’échelle nationale. Au sein du foudj, une relative liberté d’action était accordée au chef de secteur. Cependant, une nette hiérarchie est installée et toute manœuvre de grande envergure ne peut être décidée que par la tête, c'est-à-dire, sur le plan opérationnel, par le chef du foudj. Il n’est pas rare par ailleurs de voir deux chefs de foudj entreprendre de concert une action militaire. La discipline, il va de soit est rigoureuse et en cas de manquement, la répression est impitoyable.
En 1955,1956 et jusqu’à la conclusion de la trêve avec les troupes françaises, les forces de Bellounis sont organisées suivant un modèle bien défini. Les combattants sont partagés par groupes de 50 à 60 hommes, qui constituent l’unité de base. Le commandant d’un tel groupe est assumé par un adjudant, secondé par un sergent-chef. En principe, pratiquement quand les effectifs le permettent, deux groupes au minimum sont affectés à chaque secteur. Le grade requis pour commander le secteur est sous-lieutenant. Tous les responsables de secteurs sont subordonnés à un commandant, adjoint opérationnel de Bellounis et dont il dépend directement.
Cette organisation subsista tant bien que mal et fonctionna jusqu’en juin 1957. A cette date, Bellounis entrait dans la légalité. Il va alors créer une nouvelle disposition de ses forces, plus fouillées, plus complètes et qui bénéficient de facilités qui lui sont désormais offertes. Mais son premier souci est de renforcer ses maigres effectifs.
Le massacre de Mélouza avait provoqué en France l’engagement spontané dans les harkas de 280 hommes, originaires du lieu et qui brulaient d’aller combattre les assassins.

Parallèlement, en Algérie, 150 fellahs du Douar Béni Illmen rejoignent Bellounis aussitôt. Une centaine de volontaire arrivèrent également, surtout du douar Errich en Kabylie, douar traditionnellement messaliste. Mais c’était encore peu de chose et Si Mohamed se résout à employer des méthodes plus autoritaires : il lève un impôt humain dans les communes de Sidi Aïssa et d’Aumale, recrutant ainsi environ 800 soldats. Les familles disposant de plus de deux hommes devaient fournir à l’ANPA un ou plusieurs combattants, selon leurs « surplus ». Après cela l’armée de Bellounis commençait à disposer d’un potentiel respectable. Concurremment, vers la fin du mois d’aout 1957, un événement vient précipiter l’amélioration et le renforcement des nouveaux alliés de le France.
On se souvient que le foudj de Ziane, après la mort de ce dernier, était tombé aux mains des frontistes, grâce à la complicité d’Amor Driss, le nouveau commandant, un ancien joueur de derbouka à Alger. Cette trahison, cependant avait profondément heurtée les hommes. La grande majorité de ces derniers étaient originaires de l’organisation politique du MNA où ils avaient milité.  Ils ne pouvaient donc se résoudre à accepter passivement d’être de ceux pour qui leurs camarades messalistes étaient des « traîtres à la patrie ».
En juillet 1957, Amor Driss part vers l’ouest. Il emmène avec lui certains ex-officiers de Ziane sous le prétexte de leurs faires donnés des « cours de perfectionnement » à l’Etat major FLN d’ Oranie. Ses intentions étaient certainement beaucoup plus noires. A ceux qui ne l’accompagnent pas, les nouveaux chefs frontistes distribuent des responsabilités permanentes importantes, sachant par expérience, qu’il sera alors beaucoup plus facile de les prendre en faute et de les exterminer avec un semblant de justice. D’autre part le colonel Aïssa arriva sur place pour prendre le commandement.
Mais depuis longtemps des contacts sont pris entre les combattants et les ex-chefs messalistes. Le renversement de la situation se prépare. En juillet 1957, Si Larbi le Kabyle est nommé clandestinement chef du complot. Au même moment, il perd dans un accrochage au sud-est de Djelfa plus de 70 hommes, jeunes militants d’Alger, qui ne voyant pas d’issue et ne voulant pas combattre pour le Front, s’étaient pratiquement suicidés en attaquant les blindés français. Craignant les sanctions du FLN, Si Larbi le Kabyle hâte le dénouement. Il expédie l’ordre d’agir et en fin juillet 1957 les combattants capturent tous les chefs frontistes dont le « bikbachi »Aïssa (10), El Hadj Abderhamane, adjoint de Driss, Si Mohamed Belhadi, etc…
Rassemblement général au djebel Gouaiga, au nord de Djelfa. Après discussion, les hommes chargent Si Larbi le Kabyle de prendre le contact avec Bellounis et de négocier la fusion des forces. L’accord est conclu et le chef de l’ANPA accompagné d’un groupe de protection descend vers le sud. En aout 1957 il est de retour avec tous les hommes de Ziane.
Bellounis convoque alors la plupart de ses propres troupes et pendant toute une semaine, à la fraction Berrarda qui abrite ainsi près de 2000 « fellaguas », procède à la refonte des unités en mélangeant les combattants.
Dès lors, Armée Nationale du Peuple Algérien comprend approximativement 2500 hommes. Les effectifs vont augmenter de manière régulière. Deux camps d’instruction, pouvant chacun recevoir 300 à 500 recrutés fonctionnent sans  répit. L’un dans la fraction de Berrarda, au douar Sidi Aïssa est dirigé par le Capitaine Abdelkader. L’autre au djebel Menaa, par le Lieutenant Saâd, neveu de Ziane (11).
Les jeunes reçoivent là, des notions pratiques de combat (tir, déplacement, embuscade, etc…) et font en même temps un apprentissage théorique assez complet (nettoyage, démontage des armes, etc…). Sans oublier les inévitables défilés au pas cadencé, le maniement des armes, en honneur dans toutes les armées du monde. Finalement au début 1958, Bellounis se trouve à la tête de 8000 hommes. C’est sans doute la plus forte concentration jamais atteinte par un chef de guerre algérien en Algérie.
Un nouveau calque présida à l’organisation de ces troupes. L’unité de base est la section de 35 hommes, sous le commandement d’un adjudant auquel un sergent-chef est adjoint. Chaque section est elle-même subdivisée en 3 escouades de 11 hommes dont un sergent, secondé par un caporal, plus un groupe de « service » : armuriers, artificiers, infirmiers, cuisiniers, etc… Le commandant de compagnie est un lieutenant, assisté d’un sous-lieutenant. Trois compagnies forment un bataillon auquel un groupe de mortier est affecté. Le chef de bataillon est un commandant ou un capitaine. Son second est l’un des chefs de compagnies composantes de l’unité. Chaque bataillon est en outre pourvu d’un trésorier (sous officier). En fait, étant donné le manque d’officiers supérieurs, il n’était pas rare qu’un chef de bataillon ait plus de 3 compagnies sous ses ordres.
La nomination des officiers était du ressort exclusif de Bellounis, « général en chef ». Un homme dévoué à sa personne avait, c’est l’évidence, de grandes chances d’être rapidement distingué. Son veau père, Hocine Mokri, fut immédiatement « bombardé » sous lieutenant et secrétaire d’Etat Major, Hocine Hadjij (12), ex responsable politique du MNA, chargé des relations avec le commandement français était un parfait capitaine d’opérette.
Cependant, Bellounis était assez clairvoyant dans son choix et la grande part de ses officiers possédaient la compétence nécessaire à leur grade.
Pour ce qui est des sous-officiers, ils étaient nommés ou gradés sur proposition du chef de secteur dont ils dépendaient. Les grades n’étaient acquis qu’après ratification du chef de l’ANPA qui avait pour habitude de ne jamais « chicaner » la proposition de ses subordonnés.
L’insigne des grades était l’étoile, d’environ 2 centimètres de diamètre en or massif pour les officiers avec :

  • - Sous-lieutenant : 3 branches
  • - Lieutenant : 4 branches
  • - Capitaine : 5 branches
  • - Commandant :6 branches

En argent massif pour les sous-officiers avec :

  • - Caporal : 3 branches
  • - Sergent ; 4 branches
  • - Sergent chef : 5 branches
  • - Adjudant : 6 branches

Les officiers portaient leur insigne sur l’épaule, fixée à une épaulette en velours vert sur laquelle une maxime était brodée en fil d’or : «  La Victoire vient de Dieu et nous l’espérons proche ».
C’est sur la manche que les sous-officiers devaient fixer leurs insignes, exception faite de l’adjudant qui seul portait son galon d’argent à l’épaule et avait droit à l’épaulette.
Interdiction formelle était faite de porter les galons au combat.
Pour sa part, Bellounis possédait des épaulettes rouges sur lesquelles ont lisait : «  Au Nom de Dieu Clément et Miséricordieux ». L’insigne de son grade était une étoile en or à 9 branches dont les pointes étaient agrémentées de « brillants ». (13)
En fait, à l’exception de Bellounis et de quelques « engagés » les galons et les insignes étaient peu portés.

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            Le dicton qui veut que la valeur de l’outil dépend de celle de l’ouvrier, n’est pas valable pour un militaire. Un soldat ne vaut avant tout que par ses armes à l’époque contemporaine. Bellounis le sait et se préoccupe de la question.
L’amélioration de l’armement de l’ANPA est parallèle à celle de ses effectifs. L’armée française s’était engagée à fournir une aide matérielle à son allié. Elle ne manque pas de le faire. Son premier envoie cependant fut un âne chargé de fusils de chasse récupérés dans les villages. Le chef de l’ANPA renvoie dédaigneusement le tout, sans y toucher. Les Français qui pensaient peut-être sérieusement lui « refiler » leurs surplus de fusils de chasse comme ils faisaient souvent pour les harkas, comprirent l’allusion : ils livrèrent désormais de bonnes armes de guerre.

De mai 1957 à mars ( ?) 1958, l’armée fournit à titre d’aide 4035 fusils de guerre. Les envoies sont d’importance variable, pouvant aller de 100 à 1000 pièces à la fois. En outre, tous les fusils de chasse, ainsi que les vieilles armes de mauvaise qualité, les « Stati » et les « Mauser » sont échangées contre d’autres types plus moderne : Mas 36, Garant, etc… En 1958, les 8000 hommes sont pourvus d’armes de guerre. D’autre part, l’ANPA possède 77 fusils mitrailleurs : 53 ont été remis par le commandement français, le reste a été pris au FLN lors d’accrochages. La grande majorité des 200 à 250 mitraillettes que Bellounis possède à également étaient saisies aux frontistes pendant les opérations, les Français pour leur part n’en n’ayant fourni qu’une vingtaine. Les hommes de El Haouas se firent prendre un mortier de 60 et ceux de Lakhadar El Tablati unj mortier de 81. L’armée française en ajouta 3 de 60 : ces 5 pièces constituaient l’armement lourd de l’ANPA. On voit que le « groupe de mortiers » qui, selon la théorie, accompagne chaque bataillon doit être assez réduit. En fait, les mortiers étaient transportés d’un secteur à l’autre selon les combats. Les grenades à main ou à fusil ne manquaient pas ; les Français y pourvoyant à discrétion.

La fourniture en munitions, d’une importance primordiale, était assurée par l’armée française avec une certaine largesse. Un combattant expérimenté –et nombreux l’étaient chez Bellounis- ne tire guère plus de 20 coups au cours d’un combat d’une heure : les habitudes d’économies subsistent. Le chef de l’ANPA n’en réclamait pas moins au minimum de 5 à 10 000 cartouches à chaque accrochage de ses troupes. Il s’empressait de stocker le surplus. Il est pratiquement impossible de fixer précisément la quantité de munitions fournies. A titre indicatif, notons toutefois qu’au moment de la rupture de la trêve, l’ANPA en possédait une réserve d’environ 9 tonnes.
Sur le plan vestimentaire et toujours grâce à l’aide française, de gros progrès avaient été faits. Si les tenues n’étaient pas strictement uniformes, les hommes avaient tout de même une apparence militaire.

Le temps des interminables marches à pied s’était terminé avec l’entrée en vigueur de l’accord pour les combattants de Bellounis. Dorénavant, les longs déplacements se font par camions et les hommes sont amenés dans les secteurs par des colonnes motorisées. Les renforts parviennent ainsi rapidement au point voulu. Il convient donc que l’ANPA dispose de véhicule. Une cinquante de « poids lourds » sont immatriculés à l’insigne de l’armée algérienne : GMC, Renault, Hotchkiss, etc… Des voitures de touriste, en nombre à peu près égal, sont à la disposition des officiers. Une nette préférence est marquée pour la 403 Peugeot, mais les jeeps militaires sont en nombre. Bellounis, quant à lui, use d’une Packard dernier modèle. S les forces françaises en ont offert quelques uns, la grande majorité de ces véhicules ont été achetés par les soins des services de l’ANPA.

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Véhicules achetés par l’ANPA…. Ceci nous amène à examiner les finances de l’armée algérienne.
A partir du mois de décembre 1957, les services du gouvernement général verse mensuellement à Bellounis la somme de 45 millions de francs pour subvenir à l’entretien des hommes. En contrepartie, le « général en chef » doit s’engager par écrit à ne plus imposer les populations civiles. C’est la fameuse « affiche bleue » que la presse de l’époque, révéla au public et qui, entre autres contenait cette disposition. Il faut dire en effet que, suivant en cela l’usage établi en 1954 par tous les chefs de groupe armés en Algérie, Bellounis imposait les fellahs algériens : impôt direct et proportionnel sur les biens. Celui qui n’a rien, ne paie rien, celui qui possède beaucoup paie beaucoup. (15) De plus, tout adulte est tenu de verser une cotisation mensuelle de 200 francs. Le collectage en est assuré régulièrement et bien audacieux celui qui cherchait à s’y soustraire. Les amendes –la plus bénigne des sanctions- contribuent également à arrondir le trésor de guerre. Bellounis reçoit donc désormais une aide financière de la France et s’engage à interdire « toute imposition, toute réquisition ». Officiellement ; officieusement, il ne change absolument rien à ses habitudes et continue à envoyer ses percepteurs dans les douars. C’est tout bénéfice. Fixer exactement le montant que pouvait atteindre ces impositions est difficile. Les sommes, à la fin de chaque mois étaient très variables mais certainement importantes.
Il n’était pas question que les membres de l’ANPA reçoivent une solde. Pas plus à eux qu’à Bellounis l’idée en serait venue. Par contre un système d’allocations aux familles des combattants nécessiteux avait été institué. L’aide allouée était de 1000 francs par mois et par personne à charge. Les trois quarts de l’armée en profitaient. De même, les parents des hommes tués au combat étaient assistés.

La trésorerie assurait également la subsistance des troupes. L’ANPA ne vivait pas « sur le pays ». Les denrées alimentaires étaient achetées aux commerçants locaux. Par ailleurs, l’armée algérienne possédait plusieurs troupeaux de bétail qui pâturaient dans la zone sous la garde des bergers civils.
Les agents de liaison, les groupes de choc de l’organisation civile, les services de renseignements, les véhicules, etc, occasionnaient enfin des frais relativement importants.
Mais bien entendu, on épargnait dans toute la mesure du possible. Il convenait de s’assurer certains moyens dans le cas éventuel d’un retour de situation. Le trésor de guerre dont la valeur précise était inconnue mais de l’ordre de plusieurs centaines de millions de francs, était enfermé dans une valise qui ne quittait jamais l’entourage immédiat de Bellounis à Diar Chioukh et qui par la suite disparut à sa mort.
Nous avons déjà à plusieurs reprises cité l’organisation civile qui complétait l’organisation militaire de Bellounis. Il est indispensable pour être plus complet possible, d’en dire quelques mots et de tenter de la définir.

Les officiers du 5ième Bureau de l’armée française nous ont habitués aux références à Mao-Tsé-Tung : « L’armée révolutionnaire doit être au sein du peuple comme un poisson dans l’eau ». Les chefs « fellagas » en Algérie n’ont sans doute pas lu, eux, Mao-Tsé –Tung, mais ils ont redécouvert la valeur de ce principe. Si elle n’est pas toujours volontaire ou enthousiaste, (voir Mélouza), la participation des populations civiles à la Révolution n’en ai pas moins notable. La condition sine qua non à l’implantation d’un groupe armé dans une région est que les combattants tiennent bien en main les civiles de la zone, qu’ils fassent des complices et puissent ainsi évoluer en sécurité en leur sein. L’action psychologique française appelle cela la « Mise en condition ».
Une organisation administrative des populations civiles permet d’atteindre plus facilement des buts multiples. Elle est la règle numéro 1 aussi bien pour les frontistes que les messalistes. Il n’est pas exagéré d’affirmer que depuis près de 5 ans, l’immense majorité des Algériens doit compter avec deux administrations : la française officielle, qui est souvent moins insinuante et efficace que la clandestine, celle des « fellagas ».
Bellounis, dont la proclamation qu’il avait fait afficher en décembre 1957, affirmait que « l’administration n’est pas du ressort de (son) armée et demeure celui de l’appareil administratif représentés par les autorités civiles françaises actuellement en place ». Cet « actuellement en place » avait plongé dans de profonde réflexion un certain LF (Combat du 05/12/1957) qui y voyait d’obscurs sous-entendus, d’éventuelles restrictions pour le futur. En réalité ce ne sont que des mots pour Bellounis qui, là encore, viole allégrement ses engagements. Pas un seul instant durant l’année que dura son alliance avec l’armée française il n’a manifesté l’intention de dissoudre ou tout simplement de desserrer l’organisation des populations dans sa zone d’influence. Le chef de l’ANPA en avait trop besoin. Outre les différentes et importantes fonctions qu’elle assumait et que nous allons étudier, cette organisation lui permettait en effet d’étendre son autorité bien au-delà de ses unités militaires.
Les districts administratifs sont, par ordre d’importance croissante, la fraction, le douar ou la tribu, et le secteur. Les villes sont considérées comme douar et divisées en quartiers équivalents à une fraction. Les délimitations déjà existantes ont été reprises, sauf en ce qui concerne les secteurs dont la surface a été fixée par Bellounis.

Dans la fraction, un « chef de fraction », proposé par l’ANPA est théoriquement élu par ses concitoyens, nomme ensuite un adjoint et un secrétaire trésorier. Un « Conseil des Notables » qui comprend 4 à 10 personnes selon l’importance de la population, assiste les 3 dirigeants avec lesquels il forme le « Comité de Fraction ». A celui-ci s’ajoutent un responsable aux renseignements, un responsable à la propagande et un responsable à la sécurité (troupe de choc), tous trois nommés et dépendant directement de l’autorité militaire et disposant de 5 personnes pour aider dans leurs activités.
Les chefs de toutes les fractions d’un douar forment le « Comité de Douar ». Ils élisent parmi eux le chef de douar qui désigne un adjoint, un trésorier et un secrétaire. Le reste constitue le « Conseil des Notables » du douar. Le service des renseignements, de la propagande et de la sécurité sont assurés indépendamment du comité, tout comme à l’échelon inférieur.
Le même processus se répète à l’échelle du secteur avec les chefs de douar pour la formation du Comité de Secteur qui dépend alors d’un militaire, contrôleur de l’organisation civile du secteur.
En pratique cette hiérarchie dans l’organisation des populations civiles fut rarement établie au dessus de l’échelon du douar. Les « Comités du Secteur » ne réussissaient presque jamais à être constitués.
Quelles étaient les fonctions de ces organisations civiles ?
Fonction financière d’abord : levée de l’impôt une fois l’an et chaque mois perception des cotisations. Tous les fonds étaient centralisés dans les secteurs par les militaires qui les transmettaient au PC.

La tenue des registres de l’état civil était également du ressort des comités. Ils enregistraient naissances, décès, mariage, avec souvent plus de régularité que ne pouvaient faire les services administratifs français qui ne tremblaient pas comme eux au sein de la population. En outre les comités étaient dotés de pouvoirs judiciaires. Ils jugeaient les simples affaires de droit civil. Toute affaire non tranchée par le « comité de fraction » était renvoyée devant le « comité de douar », puis s’il le fallait, à l’échelon du secteur. Si alors la question n’était toujours pas réglée, les plaignants étaient appelés au PC de Diar Chioukh où obligatoirement, une solution sans appel été donnée au problème.
Avec les services de liaisons, le renseignement constituait la principale occupation annexe des services civils de Bellounis, pour lequel des milliers d’yeux et d’oreilles travaillaient. Par tous les moyens l’ANPA tentait de connaitre les intentions et les mouvements des adversaires ou même des alliés français. Les agents de Bellounis noyautaient parfois jusqu’aux commissariats des villes, aux bureaux des administrateurs des Communes, etc,… Plusieurs d’entre eux étaient des français de souche européenne.
C’est donc un instrument très important pour le chef de l’ANPA que cette administration civile. Bellounis en prenait soin. Il avait nommé à sa tête un commandant qui résidait près de lui au PC. De plus, il organisait de temps à autres des réunions de propagande pour les populations civiles devant lesquelles il discourait en personne.


Les autorités françaises avaient longtemps en partie supporté, en partie ignoré cette seconde branche de l’activité du « général en chef ». A la rupture de l’accord, cependant, elles effectuèrent de nombreuses arrestations afin de détruire cette organisation clandestine. Il est douteux que ce but ait été totalement atteint. Reste plutôt à savoir qui a pu ensuite s’attacher les services de cette force. Mais il est peu probable que l’unité et la centralisation en ont invariablement persisté.
Si la centralisation opérationnelle fut accentuée au sein de l’ANPA après la conclusion de la trêve, c’est surtout la centralisation administrative de l’armée qui se vit grandement renforcée. Pour ce mieux faire, Bellounis établit, avec l’accord des autorités françaises, un PC fixe à Diar Chioukh petit village situé à une trentaine de kilomètres au nord-ouest de Djelfa.
C’est en fin juillet 1957 que Si Mohamed, venant de la fraction Berrarda,Douar Sidi Aïssa, arrive sur les lieux avec ses gardes corps. Il s’installe non pas au village, mais à 200 ou 300 mètres de là, dans la maison du Caïd. Le matériel et les hommes affectés au service sont sur place 24 heures plus tard ayant été transportés par 3 camions Berliet. Le premier soin de Bellounis est d’interdire (17) aux combattants de pénétrer dans le village Diar Chioukh sans autorisation spéciale du commandement de l’ANPA. Interdiction valable également pour les officiers susceptibles d’être contrôlés par les patrouilles de police de l’armée algérienne.
Bientôt il fallut construire de nouveaux bâtiments pour pouvoir abriter tous les services (18). Un bloc électrogène fournissait de l’électricité. Une compagnie au minimum, mais le plus souvent deux se relevaient tous les 2 mois, assuraient la sécurité du PC, où elles cantonnaient, en même temps que celle du secteur Djelfa-Bahbah. Le commandant de la garnison rendait compte tous les matins au bureau de l’Etat Major.
Les services de l’ANPA étaient assez étoffés (19). Le secrétaire général, la trésorerie générale, le service des prisonniers, celui de la sécurité, police, ou des relations avec les autorités françaises réclamaient peu de personnel et fonctionnaient naturellement. Il n’en était pas de même avec les deux principaux départements, l’Etat Major et la direction de l’organisation civile politico-administrative. Chacun des deux-ci comprenait une dizaine de « fonctionnaires » : chef de service, sous chef, secrétaires, etc…

L’Etat Major était subdivisé en plusieurs branches : le commandement qui prenait toutes les décisions d’ordre purement militaire (opérations, mutations des officiers, renforts, etc…), le service des munitions, le service effectifs (établissement d’un dossier pour chaque combattant et chaque officier), la police militaire qui dépistait les éléments douteux ou « déviationnistes » au sein de l’ANPA et contrôlait l’application du règlement. La justice militaire était rendue par les officiers sous la présidence de Bellounis.
La direction de l’organisation administrative civile devait assurer le maintien et l’extension de l’organisme qu’elle coiffait, ainsi que la centralisation des impôts et cotisations collectés dans les populations. Le versement des allocations ou secours, le payement des agents de liaison civils étaient également de son ressort. A ce département étaient en outre rattachés les services de renseignements et de propagande.
En sus de Bellounis, de sa famille, de ses gardes du corps et de la garnison, une dizaine d’officiers de l’ANPA responsables des services, résidaient au PC. Ils étaient nommés ou révoqué par le « général en chef », auquel ils devaient rendre compte directement. Tous les mois, une réunion générale des chefs de service avait lieu en présence de Bellounis.
Objet : critique, autocritique, examen du travail accompli et de celui restant à accomplir.
Le PC de Diar Chioukh constituait le centre nerveux de l’ANPA. Il était en contact permanent avec l’armée française : officier français de liaison, radio, visites, etc, .. La vie était militairement réglée, comme dans un casernement, avec sentinelles de garde, poste de police à l’entrée, rondes, etc… Le drapeau vert et blanc, frappé de l’étoile et du croissant rouge, flottait sur les bâtiments. On y ajoutait le drapeau tricolore les jours où les visiteurs français importants étaient reçus.

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Quelle est l’efficacité de cet outil de combat qu’on créé Bellounis et ses lieutenants ? Les « sons de cloches » sont différents à ce sujet. Dans le Figaro du 5 mai 1958, Gérard Marin rapporte les propos suivants, à lui tenus par « des officiers de l’Etat Major tant à Djelfa qu’à Laghouat : « Le secteur d’Aflou reste un bastion FLN à nettoyer. Les troupes de Bellounis n’accrochèrent guère les rebelles. Ils se produisent des escarmouches d’avant-garde, mais pas des engagements véritables ». Notons cependant qu’en mai1958 les rapports ANPA-Armée française étaient arrivés à un tel point critique que la rupture allait avoir lieu les jours suivants ; l’acrimonie des officiers français s’explique donc. Auparavant et durant plusieurs mois, la presse n’avait pas toujours été aussi sévère quant à l’action de Bellounis. (20)
En réalité, l’ANPA n’a jamais chômé. Il se passait peu de jours sans qu’un accrochage soit à signaler dans un secteur ou dans un autre de la zone Bellounis. (21) Le « Général en chef » et ses hommes haïssaient les frontistes et ne leur laissaient aucun répit. Ces derniers faisaient leur possible pour arracher cette épine de leur chaire. On a parlé du noyautage de l’ANPA par le FLN, quant on connait le soin avec lequel chaque recrue de Bellounis était interrogée et la « justice sommaire » qui suivait le moindre soupçon, on peut assurer que cette éventualité est à écarter. Le FLN n’a pas manqué de chercher à détruire l’ANPA, mais il en est vite revenu à des moyens purement militaires. Toutefois, c’est Bellounis qui a pratiquement en permanence conservé l’offensive. Les chocs ont été fréquents et féroces.

Les troupes algériennes opèrent toujours seules et indépendamment de l’armée française. Il peut arriver qu’un officier de cette dernière assiste en observateur à l’accrochage. C’est en une semblable occasion que le capitaine Rocolle fut tué. Parfois, l’ANPA réclame l’aide de l’aviation mais des regrettable « erreurs de tirs » ayant eu lieu de part et d’autre cette mince collaboration finit par être abandonnée.
Après la limitation de son champ d’action par les autorités françaises environ 3 mois après l’accord, Bellounis, qui n’avait pas accepté cette restriction sans protester (22), divise alors les régions qui lui ont été attribuées- il « mord » du reste largement vers le sud- en 11 secteurs opérationnels : M’Sila, Aumal, Chellala, Aflou, Gériville, Laghouat, Boukahilis, Bou-Saâda, Sahary, Djelfa-Bahbah, Delfa-Messad, Djelfa-Charef.
Un 12ième secteur exclusivement civil où aucune troupe ne cantonne est crée à Ghardaïa. Chaque secteur opérationnel est à la charge d’un officier qui dispose d’effectifs variés selon les combats qui s’y déroulent. Les chefs de secteurs dépendent directement de Bellounis. Ils sont interchangeables.
C’est dans le secteur d’Aflou (celui que, selon G Marin, les officiers français citent) que les accrochages les plus violents eurent sans doute lieu. Sous la direction du commandant Latrech, un des plus compléments parmi les lieutenants de Bellounis, une offensive qui dura plus de trois mois (date ?) fut entreprise. L’opération se solda par la prise de El Gaâda d’Aflou, PC du FLN pour Oranie, ensemble fortifié de Blockhaus bétonnés. Plusieurs millions de marchandises diverses y furent saisis par les hommes de l’ANPA. L’âpreté des combats avait contraint Bellounis de relever à plusieurs reprises les troupes engagées que la fatigue terrassait.

L’armée française avait fourni une dizaine de fusils-mitrailleurs Bar à l’occasion de cette action et avait permis le passage dans le secteur d’Oran.
Non moins serrées sont les opérations dans le secteur de Bou-Saâda, contre les unités de El Haouas. Une quinzaine d’offensives limitées furent engagées coup sur coup contre les frontistes qui se repliaient vers le constantinois.
Dans le nord, le capitaine Abdel Kader, qui se heurte à des combattants FLN rusés et capables comme Lakhdar El Tblati et le fameux Si Azzedine, rencontre une moins bonne fortune :le secteur d’Aumale reste disputé, l’influence de l’ANPA s’étend peu en Kabylie.
En général, si le « Front » restait actif sur le pourtour de la zone Bellounis, ce n’est que très rarement que ses bandes s’y aventuraient profondément, les civils avaient tôt fait de renseigner le PC de Diar Chioukh où le chef de secteur qui réagissait immédiatement. Il nous ai difficile, sinon impossible d’établir ici un bilan détaillé de l’action menée, un an durant par l’ANPA. Nos informations nous incitent cependant à penser qu’elle ne fut pas minime. Mais pour opposer aux affirmations des militaires français, rapportées plus haut, voici ce que déclare un officier de Bellounis : « Partout, c’est la France qui a brisé notre action avec les limites départementales à ne pas dépasser. Les frontistes qui ne l’ignoraient pas se réfugiaient dans le département voisin dès que nous leur avions infligé quelques pertes sérieuses et là se reformaient en toute tranquillité : les Français ne vivaient pas comme nous en permanence dans la montagne et ils ne les gênaient pas trop. Le cas s’est souvent produit avec El Haouas qui était très malin. Ses unités bivouaquaient par exemple au djebel Ksoum, département de Constantine, alors que nous étions à moins de 15 kilomètres au Djebel Mimouna, Département d’Alger. Nous le savions et ne pouvions rien faire à cause de ces maudites limites. Le temps d’alerter les troupes françaises… » 

 

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